LA POUPÉE DE LA COUTURIÈRE
(DRESSMAKER’S DOLL)
Elle était posée sur le grand fauteuil de velours dans le salon où régnait une demi-obscurité due à la lueur ouatée du ciel londonien. Les housses vert cendré, les rideaux et les tapis se fondaient dans la clarté grisâtre ; la poupée aussi avec sa robe de velours vert, le bonnet assorti et son masque fardé. Elle ne ressemblait pas à un jouet destiné à amuser les enfants. Elle symbolisait plutôt le caprice de femmes riches, l’ornement inutile près du téléphone ou parmi les coussins du divan. Étalée en une pose alanguie, éternellement inerte, elle paraissait cependant étrangement vivante et aurait pu passer pour un exemple matérialisé de la décadence du vingtième siècle.
Sybil Fox entra précipitamment avec des patrons, un croquis et aperçut la poupée qui la fit sursauter. Elle se demanda… mais sa réflexion en resta là, car elle pensa aussitôt : « Où est donc passé l’échantillon de velours bleu ? Qu’en ai-je fait ? J’aurais juré l’avoir laissé ici. » Elle sortit sur le palier et cria en levant la tête vers l’atelier :
— Elspeth ! Elspeth, avez-vous l’échantillon bleu ? Mrs Fellow-Brown va arriver d’une minute à l’autre.
Elle revint dans la pièce, tourna l’interrupteur. À nouveau, son regard fut attiré vers la poupée : « Où diable… ah ! le voilà. » Elle ramassa l’échantillon qui lui était tombé des mains à son entrée. Un grincement familier se fit entendre sur le palier, annonçant l’arrivée de l’ascenseur et une minute plus tard, Mrs Fellow-Brown, accompagnée de son pékinois, s’encadra sur le seuil soufflant comme une locomotive qui reprendrait haleine en une gare isolée.
— Il va pleuvoir à verse – annonça-t-elle – à verse !
Elle abandonna gants et fourrure. Alicia Coombe arriva sur ses talons. Elle ne se dérangeait plus que pour les clientes importantes et Mrs Fellow-Brown se classait dans cette catégorie.
Elspeth, la première d’atelier, descendit avec la robe à essayer que Sybil Fox passa sur la cliente.
— Voilà. Elle vous va très bien. La couleur est ravissante.
Alicia Coombe se cala dans son fauteuil, étudiant l’effet d’un œil critique.
— Oui, je crois que c’est parfait.
Mrs Fellow-Brown se tourna de profil et regarda son reflet dans le miroir.
— Je dois dire que vos robes avantagent mon postérieur.
— Vous êtes bien plus mince que vous ne l’étiez il y a trois mois – assura Sybil.
— Hélas, non ! Cependant, je dois admettre qu’avec cette robe, on le croirait. Votre coupe est excellente, elle dissimule mes hanches… enfin, juste ce qu’il faut. – Elle soupira et lissa délicatement la partie encombrante de son anatomie. Cela a toujours été une sorte d’épreuve pour moi. Naturellement, durant des années, j’ai réussi à le réduire en bombant la poitrine, mais je ne puis plus tricher depuis que mon estomac s’est dilaté. Impossible de rentrer les deux en même temps, n’est-ce pas ?
Alicia Coombe remarqua avec tact :
— Si vous voyiez certaines de mes clientes !
Mrs Fellow-Brown continua de s’examiner.
— À mon avis, avoir de l’estomac est plus affligeant qu’être affecté d’un gros postérieur. Cela vient peut-être du fait que lorsque l’on bavarde avec quelqu’un, notre interlocuteur ne remarque pas notre dos. J’ai maintenant décidé de rentrer mon estomac et d’oublier mon postérieur. – Elle tendit le cou de côté et s’exclama brusquement. – Oh ! votre poupée !… Elle m’a causé une de ces peurs ! Il y a longtemps que vous l’avez ?
Sybil lança un coup d’œil inquiet à Alicia Coombe qui parut déconcertée.
— Je ne sais pas exactement… Ma mémoire faiblit de plus en plus. C’est terrible… impossible de me rappeler. Sybil, depuis combien de temps avons-nous cette poupée ?
— Je l’ignore.
— En tout cas – reprit Mrs Fellow-Brown – elle me donne la chair de poule.
Elle a l’air de nous surveiller et peut-être même de rire sous cape. C’est inquiétant ! À votre place, je me débarrasserais d’elle. – Elle eut un petit frisson mais se replongea aussitôt dans des détails vestimentaires. Devrait-elle ou non porter les manches un centimètre plus courtes ? Et l’ourlet ? Lorsque ces problèmes importants furent réglés, elle se rhabilla et s’apprêta à sortir. En passant près du grand fauteuil, elle détourna la tête.
— Décidément, je n’aime pas cette poupée. Elle a trop l’air d’appartenir au décor. C’est malsain.
— Que voulait-elle dire par-là ? – questionna Sybil Fox, après le départ de la cliente.
Avant qu’Alicia Coombe n’ait pu répondre, Mrs Fellow-Brown réapparut.
— J’ai complètement oublié Fou-Ling ! Où êtes-vous mon bijou ? Oh !… par exemple !
Elle se figea de surprise, imitée par les deux couturières. Assis au pied du fauteuil de velours vert, le pékinois paraissait en contemplation devant la poupée. Sa petite tête chiffonnée ne trahissait aucune expression – ravie ou mécontente – simplement, il regardait.
— Venez vite, chéri à Mummy.
Le petit chéri ne prêta aucune attention à ces flatteries.
— Il est de plus en plus désobéissant, susurra Mrs Fellow-Brown. Venez tout de suite, Fou-Ling ! Regardez ! Mummy a un susucre…
Fou-Ling tourna la tête vers sa maîtresse avec dédain, et reporta son attention sur la poupée.
— Elle a certainement produit un effet sur lui, remarqua la cliente. Il ne me semble pas qu’il s’y soit intéressé lors de mes précédentes visites. Moi non plus, d’ailleurs. Était-elle ici la dernière fois que je suis venue ?
Les deux couturières se regardèrent. Sybil parut gênée et Alicia Coombe déclara en fronçant les sourcils :
— Je vous l’ai dit… ces temps derniers, je ne me souviens absolument de rien. Depuis combien de temps l’avons-nous, Sybil ?
Mrs Fellow-Brown pressa :
— D’où vient-elle ? L’avez-vous achetée ?
— Oh ! non ! – L’idée parut choquer Alicia Coombe. – Non. J’imagine que quelqu’un me l’a donnée. C’est exaspérant, dès qu’un incident est passé, je l’oublie aussitôt.
Mrs Fellow-Brown se tourna vers le pékinois.
— Cessez ces stupidités, Fou-Ling ! Je vais être obligée de vous porter.
Elle le souleva. L’animal poussa un cri de protestation, et ils quittèrent la pièce, les yeux exorbités de Fou-Ling apparaissant par-dessus l’épaule de sa maîtresse, fixant toujours avec une attention fascinée la poupée étendue sur le fauteuil…
— Cette maudite poupée ne me plaît pas du tout – bougonna Mrs Groves, la femme de ménage.
Elle venait juste de balayer et s’attaquait à la poussière des meubles, un plumeau à la main.
Un moment plus tard, elle ajouta :
— C’est curieux, mais je ne l’ai remarquée pour la première fois qu’hier matin. Ça m’a fichu une drôle d’émotion de la voir ainsi.
— Vous ne l’aimez pas ? demanda Sybil.
— Elle me fait peur. C’est pas naturel, si vous voulez mon avis, ces longues jambes et la façon dont elle paraît vautrée sur ce fauteuil avec une expression rusée dans les yeux… C’est pas sain.
— Vous n’avez jamais rien dit à son sujet, jusqu’à présent.
— Je ne l’ai vue qu’hier… Je sais bien qu’elle est ici depuis pas mal de temps mais… – Elle hocha la tête avec fermeté. – Elle me fait penser à un cauchemar. – Ayant rassemblé divers objets sur la table, elle quitta le salon d’essayage pour se rendre dans le salon privé de la directrice.
Sybil fixa la poupée et une expression incrédule se peignit lentement sur son visage. Alicia Coombe qui entrait la fit sursauter.
— Miss Coombe, depuis combien de temps possédez-vous cette créature ?
— Quoi, la poupée ? Ma chère, vous savez bien qu’il m’est impossible de me souvenir de rien. Pas plus tard qu’hier, je devais assister à une conférence et je n’avais pas parcouru vingt pas dans la rue que le but de ma course m’était complètement sorti de l’esprit. J’ai réfléchi et finalement, j’ai pensé que je devais être en route vers « Fortnums[2] » car je me rappelais devoir y acheter un certain article. Vous me croirez si vous voulez, mais ce n’est que plus tard, dans la soirée, que la conférence m’est revenue à l’esprit. Je sais que lorsque l’on prend de l’âge, on devient plus ou moins gâteux, cependant cela m’arrive quand même un peu tôt. Voilà que j’ai oublié où j’ai posé mon sac… et mes lunettes. Où sont donc mes lunettes ? Je viens de m’en servir il y a un instant pour lire un article dans le « Times ».
— Vos lunettes sont sur la cheminée. Vous êtes sûre que vous ne vous rappelez plus comment cette poupée est arrivée ici ?
Alicia Coombe haussa les épaules.
— J’imagine que quelqu’un me l’a donnée ou envoyée… N’empêche qu’elle s’harmonise bien avec le décor. Vous ne trouvez pas ?
— Trop bien. Il est vraiment curieux que de mon côté, je n’arrive pas à me souvenir quand je l’ai aperçue pour la première fois.
— Allons, voilà que vous vous exprimez comme moi. Vous êtes encore trop jeune pour perdre la mémoire.
— Pourtant, lorsque je l’ai regardée hier, je me suis dit qu’il y avait quelque chose… ma foi, Mrs Groves a raison. Cette poupée a un côté effrayant. J’ai bien pensé que j’avais déjà éprouvé cette impression mais, il m’est impossible de me souvenir quand. C’est un peu comme si j’avais brusquement pris conscience de sa présence après qu’elle ait occupé ce fauteuil depuis des mois.
— Peut-être est-elle simplement entrée par la fenêtre, à cheval sur un balai. Je dois dire qu’elle s’est, à présent, intégrée au décor. Il m’est difficile d’imaginer la pièce sans elle, n’est-ce pas ?
— C’est vrai, – répondit Sybil avec un petit frisson – toutefois je souhaiterais que ce ne soit pas aussi évident.
— Deviendrions-nous toutes obsédées par cette poupée ? Qu’est-ce qu’elle a donc d’extraordinaire ? Pour moi, elle ressemble à un vieux chou, mais cela vient probablement du fait que je n’ai pas mis mes lunettes. – Elle les posa sur son nez et fixa l’intéressée. – Oui, je vois ce que vous voulez dire, Sybil. Elle est un peu effrayante… Elle a l’air triste et cependant… futé et même volontaire.
— J’ai été surprise de ce que Mrs Fellow-Brown la prenne en grippe.
— Les gens ressentent parfois des aversions soudaines.
— Peut-être que la poupée n’est ici que depuis hier… Elle aura pu… arriver par la fenêtre, comme vous le disiez.
— Non, je suis sûre qu’elle est ici depuis un certain temps, mais sa présence ne nous est devenue sensible qu’hier.
— Oui, c’est l’impression qu’elle me donne.
— Cessons ce bavardage avant qu’il ne prenne une tournure plus sérieuse. Voyons, il serait ridicule d’attribuer un pouvoir surnaturel à cette chose inerte. – Elle prit la poupée, la secoua, arrangea ses manches et l’assit dans un autre fauteuil. Aussitôt, le pantin de son glissa légèrement et se détendit. – En apparence, elle est inanimée et cependant elle donne l’impression d’être vivante, vous ne trouvez pas, Sybil ?
— Oh ! ça m’a donné un de ces chocs ! haleta Mrs Groves en pénétrant dans le salon de Miss Coombe, armée de son plumeau. Maintenant j’ai la frousse de retourner dans le salon d’essayage.
— Qu’est-ce qui vous a mise dans cet état-là ? demanda Miss Coombe en levant les yeux de son livre de comptes. Elle ajouta aussitôt, plus pour elle-même que pour Mrs Groves : Cette femme s’imagine qu’elle peut obtenir chaque année deux robes de soirée, trois robes de cocktails et un ensemble sans me payer un sou ! Vraiment, la mentalité de certaines clientes…
— C’est cette poupée, plaça Mrs Groves en hésitant.
— Quoi, encore la poupée ?
— Elle est assise devant le secrétaire, tout comme un être humain. Dieu ! ça m’a fait un drôle d’effet !
— De quoi parlez-vous ?
Alicia Coombe se leva, traversa le palier et ouvrit la porte du salon d’essayage. Devant le petit secrétaire qui occupait un coin de la pièce, la poupée était assise, très droite, ses longs bras étendus sur le pupitre.
— Quelqu’un aime encore jouer à la poupée – remarqua Miss Coombe. Quelle idée de l’avoir assise ainsi ! Elle paraît presque naturelle.
Sybil Fox arriva de l’atelier chargée d’une robe qui devait être essayée dans la matinée.
— Venez voir, Sybil. Notre poupée se trouve à mon bureau, occupée à écrire ma correspondance. C’est vraiment absurde ! Je me demande qui l’a installée là. Est-ce vous ?
— Non. Il doit probablement s’agir d’une ouvrière.
— C’est une plaisanterie de très mauvais goût. – Alicia prit la poupée qu’elle lança sur le sofa.
Sybil déposa son fardeau sur une chaise et remonta aussitôt à l’atelier de travail où elle annonça :
— Vous connaissez toutes la poupée vêtue de velours qui se trouve dans le salon d’essayage…
La première et ses ouvrières levèrent la tête.
— Oui, madame, bien sûr.
— Qui l’a assise devant le bureau, ce matin ?
Elspeth s’exclama :
— Assise devant le bureau ? Pas moi.
— Ni moi non plus ! s’écria une ouvrière. Est-ce vous Marlene ?
L’interpellée hocha la tête et demanda, venimeuse :
— C’est ce à quoi vous vous occupez en cachette, Elspeth ?
— Certainement pas. J’ai bien autres choses à faire que de jouer à la poupée.
La voix mal assurée, Sybil Fox les pressa :
— C’est… c’est une bonne plaisanterie, mais j’aimerais en connaître l’auteur.
Les trois ouvrières protestèrent.
— Nous vous assurons que ce n’est pas nous, Mrs Fox !
— Ni moi non plus, appuya Elspeth. Pourquoi tant d’histoire pour une poupée, Mrs Fox ?
— L’incident est simplement étrange.
— C’est peut-être Mrs Groves ?
— Impossible. Elle a eu une peur bleue en pénétrant dans le salon d’essayage.
— Il faut que j’aille me rendre compte par moi-même, déclara soudain la première d’atelier.
— Elle n’est plus devant le bureau. Miss Coombe l’a mise sur le sofa. Toujours est-il que quelqu’un a touché à cette poupée et il n’y a aucune raison pour que ce quelqu’un refuse de l’admettre.
— Nous vous l’avons affirmé à deux reprises, Mrs Fox. Pas la peine de nous accuser d’être des menteuses. Aucune d’entre nous n’irait jouer un tour pareil !
— Excusez-moi ! Je ne voulais pas vous offenser. Je ne vois néanmoins pas de qui d’autre il pourrait bien s’agir.
— Peut-être qu’elle s’est rendue au secrétaire tout seule, suggéra Marlene en pouffant.
Sybil pinça les lèvres, vexée.
— Assez perdu de temps pour une histoire ridicule.
Elle tourna les talons et regagna le salon d’essayage où elle trouva Alicia Coombe fredonnant un air gai tout en fouillant parmi ses affaires.
— Ah ! Sybil ! J’ai encore perdu mes lunettes… Le désavantage d’être aussi myope que je le suis, est que lorsque l’on a égaré ses précieuses lunettes, à moins d’en chausser une autre paire pour retrouver la première, on n’a aucune chance de la récupérer, car on ne distingue rien à deux pas.
— Je vais les chercher pour vous. Vous les aviez il n’y a pas longtemps.
— Lorsque vous êtes montée, je me suis rendue dans mon salon, j’imagine qu’elles y sont restées.
Elle se rendit dans l’autre pièce tout en remarquant :
— Il va falloir que je m’occupe de mes comptes et sans mes lunettes, je suis perdue.
— Voulez-vous que j’aille quérir la paire de rechange que vous gardez dans votre chambre ?
— Je n’ai plus de paire de rechange.
— Que dites-vous ?
— Ma foi, je crois que je les ai perdues hier à l’heure du déjeuner. J’ai téléphoné au restaurant ainsi qu’aux deux magasins où je me suis rendue, mais en vain.
— Dans ce cas, vous allez avoir besoin d’une troisième paire.
— Ah non ! ou alors je passerai ma vie à chercher l’une ou l’autre. Il est préférable que je n’en possède qu’une et que je la cherche jusqu’à ce que je la trouve.
— Si vous n’êtes allée que dans ces deux pièces, ce ne devrait pas être très difficile.
Elle inspecta le salon privé de Miss Coombe puis le salon d’essayage. En dernière ressource, elle souleva la poupée, abandonnée sur le sofa.
— Je les ai ! cria-t-elle.
— Où étaient-elles, Sybil ?
— Sous notre précieuse poupée. Vous avez dû les poser sur le sofa avant de l’y jeter.
— Je suis sûre que non.
— Dans ce cas – s’exclama Sybil exaspérée – c’est la poupée qui les a prises pour les cacher derrière son dos !
— Toute réflexion faite, cela ne m’étonnerait pas. Elle a l’air très intelligente, vous savez ?
— Sa tête ne me plaît pas. Elle a l’air de quelqu’un qui sait quelque chose que nous ignorons.
— Son expression est douce et triste… hasarda Miss Coombe sans grande conviction.
— Je ne pense pas qu’elle soit douce du tout.
— Non… vous avez peut-être raison. Allons, retournons au travail. Lady Lee doit arriver dans dix minutes et je veux auparavant poster quelques factures.
— Mrs Fox ! Mrs Fox !
— Oui, Margaret, que se passe-t-il ? Sybil était penchée sur sa table occupée à couper une pièce de satin.
— Oh ! Mrs Fox ! c’est encore cette poupée. J’ai descendu la robe marron pour Lady Lee et j’ai trouvé votre poupée assise devant le secrétaire. Ce n’est pas moi qui l’y ai mise… ni aucune d’entre nous, là-haut. Croyez-moi, Mrs Fox, nous ne ferions jamais une chose pareille.
Les ciseaux de la coupeuse dévièrent un peu.
— Oh ! regardez ce que vous m’avez fait faire. Ma foi, tant pis. Racontez-moi ce qui s’est passé.
— J’ai trouvé la poupée assise devant le secrétaire, dans le salon d’essayage.
Sybil descendit pour constater que la poupée occupait à nouveau la position dans laquelle la femme de ménage l’avait trouvée plus tôt.
— Vous êtes une petite personne très déterminée. Elle la secoua durement et la remit sur le sofa. Votre place est ici. N’en bougez plus.
Puis elle se rendit chez sa patronne.
— Miss Coombe ?
— Oui, Sybil !
— Je crois que quelqu’un s’amuse à nos dépens. La poupée était à nouveau assise devant le secrétaire.
— De qui s’agit-il, à votre avis ?
— Une des trois ouvrières, sans aucun doute. Elle doit estimer cela drôle. Naturellement, elles jurent toutes qu’elles sont innocentes.
— Serait-ce Margaret ?
— Je ne pense pas. Elle était toute pâle en revenant du salon d’essayage. C’est probablement cette évaporée de Marlene.
— En tout cas, ce jeu devient ennuyeux.
— Je suis bien de votre avis. Néanmoins – ajouta-t-elle d’un ton sévère – je me propose de mettre un point final à la plaisanterie.
— Comment cela ?
— Vous verrez !
Ce soir-là, avant de partir, Sybil ferma la porte du salon d’essayage à clé.
— Et je l’emporte avec moi pour plus de sûreté, annonça-t-elle.
Miss Coombe parut amusée.
— Vous croyez donc qu’il pourrait s’agir de moi ? Vous pensez que je suis tellement étourdie que je me rends à mon secrétaire avec l’intention d’écrire et qu’au lieu de cela, j’assieds la poupée devant ma correspondance avec l’espoir qu’elle se chargera du travail à ma place ? Et après cela, l’incident me sort complètement de la tête ?
— Ma foi, ce n’est pas impossible. En tout cas, je veux m’assurer que ce soir, personne ne sera tenté de jouer un mauvais tour en cachette.
Le lendemain matin, dès son arrivée, Sybil ouvrit la porte du salon d’essayage, sous l’œil courroucé de Mrs Groves, qui l’avait attendue sur le palier, les balais et plumeaux en main.
Sybil avança le cou, mais recula brusquement.
La poupée avait repris sa place devant le secrétaire.
— Par exemple ! souffla la femme de ménage dans son dos, c’est pas possible… Mrs Fox, vous ne vous sentez pas bien ? Vous voilà toute pâle. Vous avez besoin d’un remontant. Est-ce que Miss Coombe garde un peu d’alcool chez elle ?
— Ce n’est rien.
Sybil alla prendre la poupée qu’elle porta avec soin à l’autre extrémité de la pièce.
— Quelqu’un vous a encore joué un tour, Mrs Fox.
— Je ne vois pas comment, car j’ai fermé la porte à clé, hier soir. Vous avez constaté vous-même que personne ne pouvait entrer.
— Peut-être que quelqu’un détient un double.
— Je ne pense pas. Nous n’avons jamais condamné cette pièce. La clé est un vieux modèle qui n’existe qu’en un seul exemplaire.
— La clé du salon de Miss Coombe sert peut-être pour cette serrure ?
Elles essayèrent toutes les clés du magasin et de l’atelier, aucune ne correspondait à la serrure les intéressant.
Plus tard, alors que Sybil et Miss Coombe déjeunaient ensemble, elles reparlèrent de l’incident.
— Je trouve ce phénomène bien bizarre, remarqua Sybil.
— Ma chère ! c’est simplement extraordinaire. À mon avis, nous devrions en informer le service de recherches psychologiques. On nous enverra peut-être un médium pour découvrir si la pièce recèle quelque esprit malin.
— Vous ne paraissez pas le moins du monde alarmée.
— J’avoue que, dans un sens, l’aventure m’amuse. À mon âge, tout incident insolite me procure une distraction. Pourtant… je crois qu’intérieurement, je n’aime pas beaucoup la tournure que prend cette histoire. Notre poupée dépasse un peu les bornes.
Ce soir-là, Sybil et Alicia Coombe fermèrent la porte ensemble.
— Je suis encore persuadée – remarqua Sybil – qu’une des ouvrières nous joue un mauvais tour, bien que son motif m’échappe…
— Vous pensez que demain matin, nous trouverons la poupée de nouveau assise devant le bureau ?
— Franchement, oui.
Mais Sybil se trompait. Au matin, la poupée n’était pas assise à sa nouvelle place, mais sur le rebord de la fenêtre, tournée vers la rue en contrebas. Et à nouveau, sa posture avait quelque chose d’étrangement naturel.
Au cours de l’après-midi, alors que les deux femmes se détendaient un moment en buvant une tasse de thé, Miss Coombe lança à brûle-pourpoint :
— Cette affaire devient vraiment ridicule.
D’un commun accord, elles s’étaient retirées dans le salon de la directrice au lieu de rester comme d’habitude dans le salon d’essayage.
— Ridicule… dans quel sens ?
— Eh bien ! sur quoi repose-t-elle sinon sur une poupée qui change constamment de place ?
Les jours suivants, le fait devint de plus en plus évident. La poupée ne changeait plus seulement de place durant la nuit, mais à tout moment. Lorsque les couturières revenaient dans le salon d’essayage, même après quelques secondes d’absence, elles la retrouvaient dans une position nouvelle. Elle passait du sofa sur une chaise, puis sur la fenêtre. Parfois, elle occupait le fauteuil et parfois la chaise devant le secrétaire.
Un après-midi que Sybil Fox et sa directrice contemplaient la poupée étendue sur le sofa, Miss Coombe remarqua :
— Elle se déplace comme bon lui semble, à présent. Et j’ai l’impression, Sybil, que cela l’amuse beaucoup. Mais qu’est-ce après tout sinon de vieux morceaux de velours fané et quelques coups de pinceau en guise de figure ? – Sa voix cependant avait un accent angoissé. – Je suppose que nous pourrions… nous débarrasser d’elle… ?
Devant l’expression choquée de sa seconde, elle enchaîna vivement :
— Si nous avions un feu, nous pourrions la brûler… comme une sorcière. Bien sûr, il y a toujours la poubelle…
— Non ! Quelqu’un l’y repêcherait sûrement pour nous la rapporter.
— Et si nous l’envoyions à une de ces institutions qui demandent toujours des objets pour leurs ventes de charité ? Ce serait probablement la meilleure solution.
— Je ne sais pas. Cela me ferait presque peur.
— Peur ?
— Je crois qu’elle reviendrait ici.
— Ici ?
— Oui.
— Comme un pigeon-voyageur ?
— Dans un sens, oui.
— Est-ce que nous deviendrions folles ? Peut-être suis-je complètement gâteuse et cherchez-vous à me taquiner.
— Non. Mais j’ai une horrible appréhension… je crains que cette poupée ne soit plus forte que nous.
— Quoi ?… cet amas de chiffons ?
— Elle est très déterminée et agit comme bon lui semble. Cette pièce lui appartient à présent.
— C’est vrai. Je dois dire qu’elle s’harmonise avec les coloris ambiants… ou plutôt, c’est le décor qui s’harmonise avec elle. C’est trop bête qu’une poupée prenne possession d’un lieu de cette manière. Vous savez que Mrs Groves refuse de venir nettoyer ici ?
— Vous a-t-elle dit qu’elle redoutait la présence de la poupée ?
— Non, elle invente toujours un prétexte quelconque. – Puis, avec un accent angoissé dans la voix. – Qu’allons-nous faire, Sybil ? Cette histoire me démoralise complètement. Je n’ai pas dessiné un seul modèle depuis des semaines.
— Je ne puis concentrer mon esprit sur mes patrons, confessa Sybil. Je n’arrête pas de commettre des erreurs monstrueuses. Peut-être que votre idée d’écrire à l’institut psychiatrique n’est pas si mauvaise, après tout ?
— Cela ne réussirait qu’à nous exposer au ridicule. Je ne parlais pas sérieusement. Non. Je suppose que nous devrons supporter la situation jusqu’à…
— Jusqu’à ?
— Oh ! je ne sais pas. – Elle émit un petit rire nerveux.
Le lendemain matin, Sybil trouva la porte du salon d’essayage fermée à clé.
— Miss Coombe, avez-vous fermé cette porte, hier soir ?
— Oui et elle restera fermée.
— Comment cela ?
— J’abandonne la pièce. La poupée peut la garder. J’ai décidé que nous avions assez de place pour transformer ce coin en salon d’essayage.
— Mais, c’est votre salon privé ?
— Eh bien ! Je n’en veux plus. J’ai une grande chambre que je puis arranger en salle de séjour.
— Vous voulez dire que vous ne retournerez jamais dans le salon d’essayage ?
— Exactement.
— Mais… et le nettoyage ? Tout va devenir terriblement sale.
— Laissez-le ! S’il est dit que la pièce doit appartenir à une poupée, d’accord… je la lui laisse. Qu’elle s’occupe du nettoyage, elle-même. – Elle ajouta d’un air pensif : Elle nous déteste, vous savez !
— La poupée nous déteste ?
— Ne le saviez-vous pas ? Vous avez bien dû le remarquer en la regardant.
— Oui… je suppose que je m’en suis rendue compte. Peut-être même l’ai-je senti instinctivement… Elle a finalement réussi à nous chasser de sa pièce.
— C’est une petite personne malveillante.
— En tout cas, elle doit être satisfaite, à présent.
À partir de ce jour, le calme parut se rétablir. Alicia Coombe annonça à ses employées qu’elle avait décidé de condamner le salon d’essayage sous prétexte que la maison était trop grande ce qui exigeait trop de soins ménagers.
Mais à l’heure de la fermeture, elle entendit une des ouvrières qui descendait l’escalier, annoncer à une de ses compagnes :
— Miss Coombe est vraiment timbrée, à présent. Je l’ai toujours jugée bizarre avec ses pertes de mémoire, maintenant c’est pire. Elle en est vraiment venue à être obsédée par cette poupée.
— Vous croyez qu’elle irait jusqu’à essayer de nous poignarder, un de ces jours ?
Miss Coombe se redressa, indignée. « Timbrée ! Quelle impertinence !… Il est vrai que si Sybil ne pensait pas comme moi, je me demanderais vraiment si je ne deviens pas folle. Et Mrs Groves pense comme nous. Je voudrais bien savoir comment tout cela va se terminer. »
Trois semaines plus tard, Sybil annonça à sa patronne :
— Il va falloir que nous ouvrions cette pièce.
— Pourquoi ?
— Elle doit être pleine de poussière. Les mites vont se mettre partout. Nous pourrions nettoyer, aérer et refermer aussitôt.
— Je préférerais ne jamais y retourner.
— Je crois que vous êtes encore plus superstitieuse que moi.
— C’est possible. Bien qu’au début l’affaire m’ait paru assez amusante, maintenant j’ai peur et je souhaiterais n’avoir jamais à remettre les pieds dans cette pièce.
— Eh bien, moi, je veux y aller… et tout de suite.
— Vous savez ce que vous êtes ?… une curieuse !
— Je vous l’accorde. Je désire voir ce qu’a fait la poupée depuis sa claustration.
— Je ne puis m’empêcher de penser qu’il vaudrait mieux la laisser en paix. À présent que nous lui avons abandonné la pièce, elle doit être satisfaite. Autant respecter sa volonté. – Elle soupira exaspérée : Voilà que je raconte des bêtises !
— Si vous connaissez un moyen d’aborder le sujet avec intelligence… Allons, donnez-moi la clé.
— D’accord, d’accord.
— Vous avez peut-être peur que je la laisse échapper. Elle doit pourtant avoir le pouvoir de passer à travers les murs ou les fenêtres.
Sybil tourna la clé dans la serrure et poussa le battant.
— Que c’est étrange ! s’exclama-t-elle.
— Quoi donc ? – fit Alicia Coombe en accourant.
— Voyez, il n’y a presque pas de poussière. On pourrait pourtant croire qu’après avoir été fermé depuis si longtemps…
— En effet, c’est vraiment bizarre.
— Regardez-la.
La poupée se trouvait sur le sofa, mais au lieu de s’y être vautrée, elle se tenait assise très droite, un coussin supportant son dos, dans l’attitude d’une lady prête à recevoir ses invités.
— Elle semble parfaitement à son aise, – constata Miss Coombe – j’ai presque le sentiment que je devrais lui présenter des excuses pour l’avoir dérangée.
— Allons-nous en.
En sortant, Sybil referma la porte à clé et les deux femmes se regardèrent perplexes.
— Je voudrais bien savoir pourquoi elle nous effraie tant, observa la directrice.
— Qui n’éprouverait pas la même frayeur ?
— Qu’est-elle néanmoins ? Une sorte de marionnette, rien de plus. Ce n’est pas elle qui change de place mais « un esprit frappeur » qui l’anime.
— Quelle splendide idée !
— Je n’y crois pas beaucoup. Intérieurement, je suis persuadée que c’est la poupée qui agit seule.
— Êtes-vous certaine de ne pas savoir d’où elle vient ?
— Absolument. Et plus j’y pense, plus je suis convaincue que je ne l’ai pas achetée et que personne ne me l’a donnée. Je crois… ma foi, je crois qu’un jour, elle s’est simplement trouvée ici.
— Pensez-vous qu’elle s’en ira jamais ?
— Je ne vois pas pourquoi elle partirait… Elle a tout ce qu’elle désire, il me semble.
Il s’avéra cependant que la poupée n’était pas complètement comblée avec l’empire qu’on lui abandonnait. Le lendemain matin, lorsque Sybil Fox pénétra dans le nouveau salon d’essayage, ce qu’elle vit lui fit pousser une exclamation étouffée et elle se lança dans les escaliers en appelant :
— Miss Coombe ! Miss Coombe, venez voir !
Alicia Coombe qui s’était levée plus tard que de coutume, descendit les escaliers avec précaution – car elle souffrait de douleurs rhumatismales – et s’approcha de la jeune femme.
— Sybil, vous êtes toute pâle. Que se passe-t-il ?
— Regardez !
Elle la guida sur le seuil du salon où elles se figèrent. Sur le sofa, étendue dans une pose nonchalante, se trouvait la poupée.
— Elle est sortie, souffla la directrice. Elle est sortie de la pièce ! Et maintenant, elle veut aussi celle-ci.
Elle s’assit près de la porte et murmura :
— J’imagine qu’à la fin, il lui faudra toute la maison.
— C’est possible.
— Méchante créature ! cria-t-elle. Pourquoi venez-vous nous harceler ? Nous ne voulons pas de vous !
Il lui sembla, ainsi qu’à Sybil, que la poupée bougeait et que ses membres se détendaient un peu plus. Un de ses longs bras était posé nonchalamment sur un coussin et son visage chiffonné, à demi caché, semblait observer sournoisement les deux femmes.
— Quelle affreuse créature, cria Alicia. Je ne pourrais la supporter plus longtemps. Non, non !
Elle se leva d’un bond, alla saisir la poupée, courut à la fenêtre et la jeta dans la rue. Sybil poussa un cri de frayeur.
— Oh ! Alicia, vous n’auriez pas dû ! Je suis sûre que vous avez mal agi.
— Je devais faire quelque chose. Je ne puis plus la voir.
Sybil s’approcha à son tour de la fenêtre et regarda en contrebas. La poupée était étalée face contre terre, sur le trottoir.
— Vous l’avez tuée.
— Ne dites pas de bêtises… Comment peut-on tuer ce qui est fait de son et de bouts de chiffons ? Elle n’est pas un être humain.
— Elle en a pourtant l’air.
— Grand Dieu… cette enfant !
Une petite fille vêtue de haillons venait de s’approcher de la poupée et jetait alentour des regards furtifs. À cette heure matinale, la rue était encore déserte à part quelques véhicules qui passaient à vive allure ; alors, l’enfant se pencha, ramassa la poupée et traversa la chaussée en courant.
— Arrête ! arrête ! cria Alicia. Cette enfant ne doit pas prendre la poupée. Elle ne le doit pas ! La poupée est dangereuse ! Elle est animée d’un esprit malin. Nous devons absolument l’empêcher !
Ce n’est pas elle qui arrêta la petite fille mais la circulation devenue brusquement très dense, la forçant à rester au milieu de la chaussée, entre deux rangées de voitures et camions. Sybil dévala les escaliers en courant, Alicia Coombe la suivant avec difficulté. Se frayant un passage parmi deux véhicules, la jeune femme arriva auprès de l’enfant avant que cette dernière n’ait eu le temps de gagner le trottoir opposé. Alicia Coombe les rejoignit toute essoufflée et haleta :
— Tu ne peux pas emporter cette poupée. Rends-la moi.
La fillette leva un regard méfiant. Elle devait avoir huit ans, toute maigre et affectée d’un léger strabisme.
— Pourquoi je vous la donnerais ? Vous l’avez jetée par la fenêtre, je vous ai vue. Si vous l’avez lancée dans la rue, c’est que vous en voulez pas. Et maintenant, elle est à moi.
— Je t’en achèterai une autre… Viens avec moi dans un magasin de jouets… n’importe où… Je t’achèterai la plus belle poupée que tu trouveras. Mais rends-moi celle-ci.
— Non – et la petite fille serra son trésor contre elle.
Sybil tenta d’intervenir.
— Tu dois la rendre. Elle n’est pas à toi.
Elle avança le bras pour saisir la poupée, mais la petite fille tapa du pied et fit face aux deux femmes en criant :
— Non ! Non ! Non ! Elle est à moi. Je l’aime. Vous, vous ne l’aimez pas ! Vous la détestez ! Sinon vous l’auriez pas jetée par la fenêtre. Je vous dis que je l’aime et c’est ce qu’elle veut. Elle veut être aimée.
Et souple comme une anguille, elle se faufila parmi les voitures, gagna le trottoir opposé, courut le long d’un passage et disparut avant que les deux femmes n’aient eu le temps de réagir.
— Elle est partie, fit Alicia.
— Elle a dit que la poupée voulait être aimée. C’est peut-être ce qu’elle a toujours désiré… être aimée…
Au milieu de la circulation londonienne, les deux femmes effrayées, se regardèrent perplexes.